Laure Myers, Nada Gambier et Coralie Stalberg

INTRODUCTION

Vers la fin des années 90 s’est mis en place à l’Université Libre de Bruxelles (ULB) l‘“atelier de philo”, un atelier que l’on pourrait qualifier de philosophie expérimentale. Initié par la philosophe Isabelle Stengers, il rassemblait chaque semaine un groupe variable d’individus, liés ou non à l’université, autour de la question “comment penser ensemble?” L’enjeu était de mettre en place des modes de pensée collective inventifs et aventureux qui se distingueraient aussi bien de l’échange d’opinions subjectives que du partage de savoirs déjà établis. La méthodologie quant à elle passait par la création de systèmes de contraintes dérangeant les habitudes de pensée. En se déprenant de sa spontanéité à la faveur d’artifices obligeant à ralentir et à compliquer, il s’agissait d’inviter une pensée qui émergerait de l’ensemble des participants impliqués sans pourtant n’appartenir à aucun d’entre eux.

Lorsque Julien Bruneau conçoit en 2010 le projet phréatiques qui se propose d’examiner les intersections entre danse, dessin et pensée verbale à travers des dispositifs de composition collective, il organise une série d’ateliers reprenant l’une des pratiques développées par ce groupe de l’ULB. C’est Jonathan Philippe, membre de la première heure des “ateliers de philo”, qui y initie les artistes rassemblés par Bruneau. S’ensuit une longue série d’expérimentations, encore en cours aujourd’hui (2014), qui voit ce dispositif hybridé, transformé, réinventé au contact de la danse et du dessin, aussi bien en situation de recherche en studio qu’au cours de performances publiques ou encore pour la réalisation d’œuvres exposées en galerie.

En 2012, Julien Bruneau invite Isabelle Stengers pour un entretien croisé auquel Jonathan Philippe, sorte de médiateur, prend part également. C’est l’occasion pour Bruneau de découvrir les motivations de Stengers dans la mise en place de l’”atelier de philo”, de discuter des implications philosophiques et politiques de celui-ci et bien sûr de réfléchir à ses propres recherches. En prenant comme point de départ les spécificités respectives de la philosophie et de la danse, la conversation élargit progressivement son champ pour envisager bien d’autres “arts de composition” : le palabre africain, le pow-wow amérindien, les rites de sorcières néo-païennes ou encore le co-dressage humain-animal.

ENTRETIEN

(Octobre 2012)

1ère partie

2ème partie

annotations 1ère partie

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00:00:0100:03:27

La transmission du dispositif de pensée au groupe de phréatiques/ Fabrication d’un objet qui prend une vie propre et qui échappe à chacun/ Contraste entre la situation des ateliers de philosophie et la situation de performance publique.

00:03:2700:08:08

Apprendre à penser seul à travers le collectif/ Anonymisation de celui qui suit une idée/ Dé-moi-isation de la pensée/ Ralentir la pensée discursive/ Autonomisation de la pensée/ Qu’est-ce que l’oeuvre demande ?

00:08:0800:10:47

Ce n’est pas une transe/ On est toujours en transe/ Ce n’est pas qu’on perd les pédales, mais l’agencement change/ On est mis à la devine par ce qui a acquis le pouvoir de nous mettre à la devine.

00:10:4700:13:25

Ralentir, éviter les mots d’esprits, les échanges interpersonnels/ Paradoxe de la nécessité d’un guide (d’un dragon) dans la pratique collective/ Les contraintes; différence entre contrainte et limite; produire quelque chose que la contrainte ne dit pas.

00:13:2500:17:28

Où sont les dangers dans les expérimentations de phréatiques?/ Lâcher l’identification à ce que l’on produit/ Danger de la bonne volonté, de la collégialité.

00:17:2800:25:14

Transformation du dispositif/ Expérience sensorielle comme point de départ à la pensée/ Hétérogénéité entre expérience sensorielle et verbalisation/ Hétérogénéité entre les niveaux individuel et collectif/ Sensing-Thinking score, première performance issue du dispositif.

00:25:1400:30:22

Fabriquer des concepts?/ Déplier les mots/ Une aventure de mots, mettre la pensée à l’aventure/ Evénement syntaxique/ Des paysages se déploient autour des énoncés.

00:30:2200:34:13

Le sujet et la création d’inattendu/ Pouvoir des choses qu’on ne savait pas qu’on pouvait/ Plonger dans le personnel pour abandonner le “moi souverain”/ En se rédigeant, “L’Enfer” a exploité l’exil de Dante pour se développer/ Sujet surpris.

00:34:1300:44:39

L’Idée comme entité/ Attention aux hiérarchies entre les transes, créer un plan/ La transe en tant que présentification de l’être/ Nous sommes le peuple de l’Idée/ Ce qui a le pouvoir de nous mettre hors de nous-mêmes/ Les horreurs qui rôdent dans une mauvaise réception de l’Idée/ Comment convoquer les êtres, comment s’en protéger?/ L’art de l’accueil de l’Idée.

00:44:3900:48:14

L’oeuvre est un trajet, pas un projet/ L’art du tarot; ce n’est pas parce que “je” ne choisit pas que c’est du hasard/ Transformation comme préparation à un événement qui ne sera pas lié à “soi”/ Arts d’agencement.

00:48:1400:52:18

Comment transmettre l’art délicat du dispositif?/ Ateliers de lecture du GECo (Groupe d’Etudes Constructivistes)/ Comment donner à ce qui nous réunit le pouvoir de nous réunir?

00:52:1800:58:27

Difficultés et satisfactions des danseurs à la pratique du dispositif de pensée/ Ephéméralité de la danse vs. pérennité de l’inscription du mot, l’autorité du langage/ La pratique de la parole dans le dessin.

00:58:2701:07:30

Plaisir de J.Philippe à découvrir le dispositif transformé, articulé à l’expérience physique/ Quels sont les risques propres au métier? De quoi le danseur doit-il se défaire? / Le mouvement ne nous appartient pas; écueil de la recherche du soi profond, de l’authentique/ Frictions dans la pratique du dessin; se dés-identifier/ Danger de la bonne volonté collective/ Le travail collectif comme ressource pour se confronter aux élans hétérogènes présents en chacun/ De l’importance des frictions/ Chacun est plus fort d’être dans un collectif qui ne les laisse pas être souverains, maîtres de ce qu’ils produisent.

01:07:3001:14:53

On fait confiance aux corrélations qui n’appartiennent à personne/ La meute comme multiplicité corrélée/ Groupe qui tient par liaisons délocalisées/ Accepter les fragilités comme ressource/ Là où le dispositif touche des fragilités, ça fleurit/ Insister non pas en cherchant un “coupable”, mais en cherchant “comment ça marche”/ De l’importance de l’artifice/ S’adresser à la situation, pas aux individus.

01:14:5301:19:38

Le palabre africain/ Rassemblement de “ceux qui en savent un bout sur l’ordre du monde”/ Ils en savent un bout, mais ils n’en savent qu’un bout : ils doivent être plusieurs/ Découverte de ressources inconnues/ Transmutation liée aux contraintes/ “Ca passe”, il y a convergence, l‘“ordre du monde” est passé, un consensus a émergé/ L‘“ordre du monde” n’est pas statique, n’est pas un modèle, ça doit passer à nouveau, ça se réinvente/ Les participants ont été modifiés.

01:19:38 01:28:16

Le rôle du Serpent dans les rites néo-païens/ Déployer l’hétérogénéité présente comme étant celle de la situation/ L’artifice est nécessaire pour contrer la tendance à remonter de l’attitude vers son auteur/ Empêcher un consensus trop rapide, fruit de ceux qui ont fait taire les autres/ Réunions politiques/ Réunions féministes.

annotations 2ème partie

Durant la pause s’est engagée une conversation à laquelle I.Stengers fera désormais plusieurs fois référence. Elle concernait l’organisation d’un séminaire prévu pour l’été suivant à Cerisy et pour lequel elle souhaitait que le GECo, (Groupe d’Etudes Constructivistes) invente des ateliers participatifs expérimentant divers modes de pensée collective.

00:00:0100:14:08

Produire les conditions pour que le public s’engage/ Est-ce qu’on arrive à penser ensemble? Double attention : le thème que l’on pense ensemble et la pratique par laquelle penser ensemble/ Qu’est-ce qu’un public? / Contraste entre participants à un atelier de philosophie et public dont l’expérience reste privée/ “Public” des rituels de transe et public de spectacles contemporains/ Ateliers à Cerisy, participation du public/ Le (non-)public de musique en Afrique, tout le monde participe/ Etude ethnologique sur la musique pygmée/ Spectacles participatifs et valeur du contrat conventionnel public-performer/ Collectif qui se forme dans le public autour d’une oeuvre/ “Hallucination lucide” d’une spectatrice/ Plasticité de l’expérience des spectateurs/ Modes d’articulations privé-public selon les modes de relation public-performance.

00:14:0800:20:14

Les cours de Deleuze étaient comme de la musique qu’on écoute/ Bernard Stiegler en conférencier improvisateur.

00:20:1400:23:53

“Toute composition n’est pas politique au sens propre, mais tenter de faire de la politique sans avoir cultivé dans différents registres l’art de la composition, cela a peut-être été notre erreur”/ l’art de La composition est une propédeutique (notamment pour la politique) / L’apprentissage d’une confiance que quelque chose peut être produit/ La politique n’est pas une affaire d’hommes debout qui disent ce qu’ils pensent/ Un débat n’est pas une composition.

00:23:5300:29:10

Les pow-wows des Amérindiens d’Amérique du Nord comme art de composition politique/ Convoquer ceux avec qui il faut penser (des non-humains, des invisibles)/ Artificialité cultivée qui empêche le débat/ Nos paroles ne nous appartiennent pas vraiment/ Projet politique vs. processus politique/ Non-humains qui transforment les rapports entre les humains/ Les Amérindiens à l’origine de la démocratie moderne? / Contraste entre démocratie grecque et pow-wow.

00:29:1000:34:22

La chimie comme art de composition/ Désamalgamer pour permettre la transformation/ Rendre possible sans dicter/ Activer la présence de chacun sur un mode où celle-ci n’est plus enfermée dans ses particularités/ La transformation chimique: ce qui est produit n’appartient à aucun des deux réactifs/ On devient ce que l’on est grâce aux autres, par les autres, avec les autres/ L’art du désamalgame pour rendre possible des compositions qui ne pouvaient être prévues/ Le désmalgame dans phréatiques; discriminer, distinguer les intentions et modes d’attention.

00:34:2200:38:05

Co-dressage humain-animal (Dona Haraway)/ Défaire chaque bout de performance en éléments distincts/ Transfert d’autorité dans le co-dressage/ Transfert d’autorité dans l’enseignement/ Rigueur nécessaire pour se défaire des amalgames/ Le dressage comme art de composition, désamalgame et émergence d’une relation nouvelle.

00:38:0500:40:31

Intelligence artificielle: modèle prédéfini de l’environnement vs. compétences distinctes à partir desquelles construire progressivement une relation spécifique à l’environnement / La composition est toujours un évènement et le désamalgame est un art.

00:40:31 00:48:09

Collectif non-hiérarchique mais où les places de s’équivalent pas/ N’importe qui peut occuper n’importe quelle place/ Il n’y pas de spécialiste attitré, mais tout le monde n’a pas le même poids/ Comment mettre ma singularité au service d’un collectif?/ Apprentissage collectif autour d’un certain goût/ Réinventer la continuité/ Processus du GECo en vue du séminaire de Cerisy/ On expérimente avec ses moyens, son style, ses propres inquiétudes et ses propres confiances/ Réussir à rater.

tableau

le dispositif initial

Au cours de l’entretien, il est fait référence à plusieurs reprises au même dispositif de pensée collective, celui que Stengers qualifie de « biface ». C’est celui qui a servi de point de départ aux explorations de Bruneau et de ses collaborateurs. Il est prévu pour un groupe de 5 à 10 personnes environ qui circulent autour d’un tableau biface. Chaque face reçoit au départ un énoncé, tiré au hasard parmi un ensemble de citations issues de diverses sources (philosophiques ou non.) Les participants passent d’un côté à l’autre et développent progressivement chacun des deux énoncés de départ en un paysage de pensée formé de questions et de nouveaux énoncés y répondant. Bien que les deux côtés soient autonomes et hétérogènes l’un à l’autre, les concepts et stratégies créés de part et d’autre commencent à migrer et le tableau devient poreux. L’artifice du dispositif produit un ensemble de problèmes congruents à partir de deux citations distinctes, a priori sans lien entre elles.

Participants dans le cadre de phréatiques (mai-juin 2010): Julien Bruneau, Maya Dalinsky, Jeremy Damian, Anouk Llaurens, Laure Myers, Jeroen Peeters, Jonathan Philippe, Lisa Reinheimer, Coralie Stalberg et Armand Van Den Hamer.

Sensing-Thinking Score

0racle Score

sensing-thinking drawing score

sensing-thinking drawing score 2

sensing-thinking drawing

Interruption (série sensing-thinking drawings), 2010, mine de plomb sur papier, 100x180cm + pile de papiers imprimés, 3x10cm
En haut à droite: détail; en bas: pile de papiers au pied du dessin, sur chacun est imprimé un des énoncés formulés durant le processus de création du dessin.

Dessin collectif (Julien Bruneau, Maya Dalinsky, Anouk Llaurens, Sonia Si Ahmed)

lettre

Bruxelles, Septembre 2012

Chère Isabelle,

Dans le texte qui suit, je vais essayer de vous donner un aperçu de notre travail sur les dispositifs de pensée collective. Dans la plupart des cas, il s’agira de situation où la pensée verbale est associée à la danse et/ou au dessin. De ces deux dernières pratiques, je ne dirai que ce qu’il me semble nécessaire à l’intelligibilité de mon propos afin de rester concentré sur ce qui concerne plus directement notre rencontre à venir. Mais il est peut-être utile de se souvenir pendant la lecture de ce qui suit que l’ensemble du projet se développe dans une dynamique d’étroite interaction entre les 3 disciplines impliquées.

Introduction : phréatiques

Le projet phréatiques a commencé en mai 2010. Il s’est développé à travers un série de résidences (= période de travail intensif lors d’accueil dans des studios) et quelques présentations publiques (des performances et une exposition). Depuis le début il réunit une équipe stable de quatre danseuses/chorégraphes : Maya Dalinsky, Anouk Llaurens, Laure Myers, Sonia Si Ahmed. Une cinquième, Nada Gambier a participé de manière plus intermittente. Enfin, Jeroen Peeters, dramaturge, critique et performer, est également impliqué. Parfois dans la pratique, mais aussi en tant qu’interlocuteur sur l’évolution de la recherche.

phréatiques s’intéresse à diverses combinaisons de la danse, du dessin et de la pensée verbale. Tout le processus repose sur la création de scores (système de contraintes, règles du jeu, dispositif). La plupart d’entre eux impliquent à la fois composition collective et intériorité individuelle.

Le recours aux scores m’intéresse en ce que ceux-ci accordent au processus de création un certain degré d’autonomie vis-à-vis de ses « agents » (l’auteur du score, les performers qui le mettent en jeu.) Une fois que sa logique interne est définie, le processus s’actualise peu à peu de manière imprévue. Le score crée un cadre rigoureux libérant le chorégraphe, les performers, et peut-être les spectateurs, de leurs attentes spontanées, de leurs préférences habituelles et de leur désir de contrôle.

Avant de nous intéresser au développement de la pratique de « pensée verbale », quelques mots sur ce que j’entends par ce terme. Je choisis de parler de « pensée verbale » pour deux raisons.

1/ D’abord pour laisser entendre que toute pensée n’est pas verbale et donc que danse et dessin prennent aussi part, selon leur mode propre, au processus de pensée.

2/ Ensuite, parce que ce terme de pensée verbale désigne un champ assez ouvert. Nous nous intéressons souvent à une pensée de type philosophique. Mais nous travaillons aussi beaucoup sur la description, le simple pouvoir de la nomination. Une narration (minimale) est parfois impliquée. Enfin, ponctuellement, nous avons aussi expérimenté des dispositifs poétiques.

Le « collective thinking score » et sa généalogie

Notre point de départ était un des dispositifs mis au point par « votre » groupe des « ateliers de philosophie ». Celui où il s’agit de développer deux lignes (ou deux paysages) de pensée à partir de deux énoncés tirés au hasard et inscrits de part et d’autre d’un tableau. Il est devenu pour nous le « collective thinking score » (la langue d’usage dans le groupe est plutôt l’anglais). Après l’avoir pratiqué quelque fois tel quel, nous avons commencé à en modifier divers paramètres. Ce qui a créé progressivement divers scores dont on peut retracer la généalogie à partir du dispositif initial.

La schéma suivant propose un aperçu général de ces transformations :

Le premier embranchement concerne le maitien ou non d’énoncés pré-existants à la pratique (tels ceux tirés au hasard dans le cas du dispositif initial.) A droite, le « improbable bodies score » utilise un ensemble de tels énoncés, mais propose de les penser non pas seulement par la logique verbale mais aussi par une logique picturale, du fait de la « contagion » par le dessin que ce score implique. D’où l’exergue : « énoncés verbaux pensés par des observations non-verbales ». J’observe en détail ce travail à la toute fin du texte.

Je vais commencer par décrire la seconde possibilité (et en fait la première que nous ayons expérimentée). Celle-ci consiste à produire nous-mêmes les énoncés de départ, à partir d’une expérience vécue. Celle-ci est liée à des explorations sensorielles. Nous sommes alors dans le projet de penser verbalement du non-verbal. Un deuxième embranchement se crée alors selon que ce procédé soit appliqué en situation de performance ou intégré à un processus de dessin.

sensing-thinking score

Nous nous sommes mis à explorer le potentiel du « collective thinking score » pour penser des situations vécues. Transformant le score en une espèce d’outil d’analyse phénoménologique collective. Il ne s’agissait plus de partir d’énoncés préexistants et tirés au hasard, mais d’observations issues de l’expérience éprouvée par chacun dans le cadre d’une exploration sensorielle commune.

De telles explorations constituaient la base des pratiques de danse et de dessin, et sont issues du travail de Tuning Score de Lisa Nelson. Le protocole exacte en est plus détaillé, mais pour résumer brièvement, il y en a de deux types : ou bien, les yeux fermés j’utilise le toucher pour explorer mon environnement (la pièce où je me trouve, avec ses distances, sa chaleur, ses formes, ses textures… et ses occupants, avec leur dynamique, leur proximité…) Ou bien, je me concentre au contraire sur le regard, à nouveau pour explorer l’environnement, en m’interdisant de déplacer les objets, et en encourageant l’implication de l’ensemble du corps qui s’organise fonctionnellement autour du regard.

Dans un premier temps, la seule différence introduite dans le processus de pensée lui-même était que les énoncés de départ inscrits au tableau étaient choisis parmi des observations formulées suite à l’exploration traversée préalablement.

Quelques exemples d’énoncés de départ :
Polished surfaces give the least resistance to movement; Sometimes, you don’t need to touch anything it touches you; Traces are things left on surfaces but that don’t belong there; The surface is the most available to sight; The periphery of the vision is not square.

Nous avons ensuite travaillé à ramasser exploration sensorielle et pensée collective en une seule pratique, plutôt que de les maintenir comme étapes successives. Et ce avec comme horizon et échéance une représentation publique prévue vers la fin de notre première résidence. Pour l’essentiel, ce passage s’est fait en amenant la parole dans le temps de l’action. Au fur et à mesure de l’exploration, ceux qui la menaient parlaient pour décrire leur expérience. C’est à partir de ce récit en direct, et toujours sans interrompre l’exploration, que se développait la ligne de pensée collective.

Dans ce score, tout le monde parle en même temps, sur le mode du quasi-murmure. Chacun décrit son expérience dans ce moment d’exploration. Ces sensations, ces questions, ces choix… Dès que quelqu’un peut en saisir l’occasion, il mène son flot de paroles à s’articuler en un énoncé qui sera partagé avec le groupe. L’idée étant que cet énoncé émane de son expérience, mais propose quelque chose à penser aux autres. Lorsque donc quelqu’un en arrive là, il l’annonce explicitement en disant « Enoncé ! » (“Statement!“, en fait, puisque ça se passait en anglais). Tout le monde se tait pour l’entendre prononcer l’énoncé. Il va ensuite l’inscrire sur un carton, qu’il dépose/affiche quelque part. Ensuite, le cycle recommence, chacun retourne à son exploration, d’abord en silence, puis tout le monde en parlant simultanément. Mais cette fois, dès lors qu’un premier énoncé a été communiqué au groupe, chacun en devient responsable, et doit se mettre à le penser au regard de l’expérience qu’il vit dans son exploration. De sorte que le second énoncé que quelqu’un proposera sera une « réponse » formulée au premier énoncé, tel que celui-ci a été testé/questionné/renversé… à travers la pratique sensorielle. L’ensemble de la performance repose donc sur une circulation entre l’expérience individuelle et l’élaboration d’une ligne de pensée collective qui se manifeste peu à peu dans l’espace (via les cartons affichés). Pour l’essentiel la composition émerge de l’implication de chacun dans cette double tâche. Mais elle était aussi activée par quelques autres « opérations », distinctes du processus de pensée : la possibilité de rentrer ou sortir de « scène » (faisant varier la grandeur du groupe) ; la modulation de la voix autour de la référence de base qu’était le quasi-murmure ; enfin la contrainte de bouger ensemble/s’arrêter ensemble. Dès lors que l’un des performers maintenait une immobilité, tout le groupe devait s’arrêter. Dès que quelqu’un reprenait le mouvement tout le monde bougeait.

Avec le recul, et après avoir parlé avec les spectateurs présents, ce qui m’a semblé le plus intéressant dans ce dispositif, c’est l’écart qui se créait entre l’action et la parole. La plupart du temps, tout le monde parle simultanément, et presque pour lui-même. Cela créé comme un nuage sonore duquel ne se distingue intelligiblement que quelques bribes. Le spectateur reçoit assez d’informations pour comprendre la nature de ce qui est dit et de ce qui est fait, mais il en est remis à élaborer sans cesse des hypothèses pour accompagner précisément l’évolution du groupe. Lorsqu’un énoncé émerge et est articulé audiblement, le public tend à lire rétrospectivement ce qui s’est passé à la lumière de celui-ci, qui en outre oriente évidemment la compréhension du cycle qui suit. Le spectateur est constamment amené à composer son expérience, en assemblant pour lui-même ce qu’il perçoit des actions et ce qu’il comprend des paroles.

Le désir d’étudier systématiquement le potentiel de l’écart entre ce qui est dit et ce qui est montré m’a alors amené à une seconde performance « oracle score », créée un an plus tard. J’en décris ci-dessous le processus.

oracle score

Comme je l’ai signalé, ce travail se base sur le sensing-thinking score, mais en en radicalisant certains paramètres. Le principe essentiel demeure la relation entre exploration sensorielle et pensée actualisée par la parole. Mais cette fois ces deux dimensions sont clairement distinctes étant chacune assumée par un performer différent. Pourtant, la situation invite à recréer entre eux quantité de liens, à composer un ensemble congruent à partir d’éléments hétérogènes et souvent elliptiques (j’y vois comme un écho du dispositif initial, le « collective thinking score » où sont travaillés deux paysages conceptuels issus de deux énoncés a priori sans rapport l’un avec l’autre jusqu’à ce qu’apparaissent entre eux de multiples liens, construits par le groupe et le dispositif, mais apparaissant désormais évidents et nécessaires.)

Maya Dalinsky et Anouk Llaurens (au fond), photo © Tine Declerck

La performance se déroule dans un espace non théâtral qui évoque plutôt un usage quotidien, familier. En outre les dimensions en sont modestes, favorisant une proximité entre public et performers (performeuses en fait, l’équipe étant à ce moment-là féminine). Un ensemble hétéroclite d’objets en vague désordre occupe le lieu. Chaises, livres, copeaux de bois, sceau d’eau, paille, mappemonde… A l’ « avant-scène » se dresse un micro, sur son pied articulé. Trois performeuses vont se succéder sur scène, formant une « chaîne ». La première personne à entrer se place derrière le micro, les yeux fermés. Elle s’imagine dans un lieu qu’elle connaît, en train d’y conduire une exploration sensorielle du type de celles déjà évoquées. Puis elle commence à parler, verbalisant ce qu’elle éprouve alors qu’elle est impliquée dans son activité imaginaire. Progressivement, elle développera une pensée réflexive à partir de ces observations, tout comme c’est le cas dans le « sensing-thinking score ». Après quelques minutes, la seconde personne entre et mène, elle une exploration « réelle » dans le lieu de la performance, sans parler. Le duo se maintient pendant une dizaine de minutes, jusqu’à ce que la personne derrière le micro sorte, laissant sa partenaire poursuivre en solo son exploration. Peu de temps après, la troisième personne entre et prend place derrière le micro, pour y mener une activité similaire à celle qui y était auparavant (imagination et parole). Qui plus est, elle essaie de poursuivre les questions qui avaient émergées dans la première partie. Enfin, après un moment de duo, la personne du milieu sort, et la performance s’achève sur un court solo de celle qui est encore au micro.

Le principe sous-jacent de ce dispositif est de faire coexister des choses placées comme distinctes. Les performeuses arrivent l’une après l’autre, ont chacune une fonction autonome, elles n’ont aucune interaction directe l’une avec l’autre. D’un côté, il y a la parole, de l’autre l’action. Un même écart sépare a priori le « réel » (l’exploration effective du lieu de la performance) et le fictionnel (le récit d’une exploration imaginaire). Mais ces écarts multiples et systématiques constituent en fait un appel à composer sans cesse des relations. Les performeuses semblent n’être parfois que différents aspects d’une même personne ; le réel et le fictionnel ne cessent de se renvoyer l’un à l’autre, collaborant à une situation virtuelle commune, plutôt que de s’annuler ou se contredire … L’essentiel de l’expérience du spectateur consiste à faire et à défaire des alignements. Ces « blocs » distincts ne s’ajusteront jamais de manière stable, mais pourtant ne cesseront jamais de s’articuler.

sensing-thinking drawing score

Parallèlement à l’hybridation de la pensée verbale avec la situation de performance, nous avons également travaillé à son articulation au dessin. Le procédé est similaire au « sensing-thinking score ». Le tracé est généré au fur et à mesure d’une exploration tactile, yeux clos, qui met les dessinateurs en mouvement. Simultanément à cela, ils formulent leurs observations, d’où se développe une dimension réflexive amenant à des énoncés. Ceux-ci sont produits successivement par différentes personnes qui, en plongeant dans la singularité de leur expérience, construisent néanmoins peu à peu une ligne de pensée collective. Les énoncés sont inscrits sur la page, dans la continuité du dessin. Le tracé des lettres est également affecté par ce que la personne touche à ce moment-là. L’écriture y apparaît à la lisière du dessin, le sens se charge de l’expressivité du geste. A l’occasion d’une exposition en Novembre 2011, l’un de ces dessins, accroché au mur, était accompagné de petits cartons posés au sol à l’intention des visiteurs. Sur chacun était écrit un des trois énoncés sélectionnés parmi la dizaine figurant (mais souvent de manière illisible) sur le dessin. Toujours lors de la même exposition, une autre œuvre consistait en une application in situ du « sensing-thinking drawing score ». Le processus s’était déroulé dans un tout petit cagibi (vide) laissant traces et écritures sur chacun des murs, le sol, et le plafond. Cet endroit sans lumière ne pouvait accueillir qu’un visiteur à la fois. Celui-ci recevait à l’entrée une mini-lampe torche qui lui permettait de découvrir progressivement le dessin, au prix d’une exploration active de toutes les surfaces l’entourant. Un disc-man permettait en outre d’écouter un montage du processus de pensée qui se déroulait lors de la réalisation du dessin.

photo © Aurore Dal Mas

improbable bodies score

J’en viens à présent à l’aspect le plus récent de notre recherche. Soit le retour à des énoncés trouvés, préexistants. Ceux-ci constituent cette fois la totalité du langage verbal impliqué, nous ne parlons plus du tout pendant la pratique, mais pensons les énoncés à travers des opérations non-verbales. Voici le score, qui mène à l’élaboration de dessins : un certain nombre de pages vierges se trouvent au centre de la table, en nombre plus important que l’ensemble des participants. Tout le monde travaille en même temps. Chacun peut se saisir d’un page, faire sur celle-ci une action (je décris plus loin de quoi il s’agit), puis la remettre au milieu. Dès lors, elle redevient disponible pour le groupe. Qui veut poursuit la composition de cette page, ajoutant une action avant de la laisser rejoindre le centre. C’est de cette manière que s’établit l’interaction entre les participants.

Les actions sont de deux types. A chaque fois que quelqu’un prend une page, il décide ou bien de dessiner, ou bien de travailler avec les énoncés verbaux. En ce qui concerne le dessin, on applique à nouveau la pratique de la trace produite à partir d’explorations sensorielles (toucher, ouïe, vue…) Il est aussi possible de danser, pour ensuite réactualiser ce mouvement en un tracé sur la page. Lorsque que quelqu’un veut composer avec les énoncés, il va piocher parmi une liste, longue de trois, quatre pages. Il peut découper ce qui l’intéresse et le coller directement sur le dessin ou encore recopier à la main (médiatisant alors le tracé –par toucher, ouïe…-comme il le ferait pour le dessin).

A un certain niveau, tracés et énoncés sont traités à la fois comme équivalents et comme distincts par le score. Mais il s’agit de la même stratégie que pour le « oracle score » : les éléments ne sont séparés que pour s’intéresser à ce qui résonne et croît entre eux. La composition de chaque dessin s’établit en observant comment le contenu sémantique affecte l’organisation graphique, et réciproquement. Les tracés abstraits se « chargent » de potentiel figuratif. Et le sens des énoncés se trouve orienté/connoté/transformé selon qu’ils voisinent tel ou tel tracé, qu’il sont coupés de telle ou telle façon, qu’ils sont collés au centre ou à la périphérie… C’est en ce sens, qu’ils sont pensés par des opérations non-verbales.

A terme, le projet est d’utiliser certains de ces dessins comme partition pour la danse. Mais selon quelles modalités, cela reste à découvrir. En l’état, nous avons pu expérimenter leur potentiel pour une pensée collective qui renoue avec la formulation verbale. L’analyse d’un tel dessin, en essayant de penser ensemble langage et dessin et en accordant à chacun de ces media le même pouvoir de signifier et d’affecter s’est révélé très riche. Principalement du fait, je pense, de la multiplicité d’associations auxquels le score ouvre le champ : entre signes et gestes abstraits, entre contenu sémantique et implication physique, entre perceptions et actions, entre intuition et réflexion, entre l’ensemble des points de vue de chacun, entre mémoire de l’élaboration du score et interprétation de celui-ci…

Conclusions

A travers toutes les transformations du dispositif initial il a toujours été question d’articuler expérience vécue intimement et contraintes structurant une pensée collective. Ce qui naturellement nous a amenés à observer ce qu’une telle pensée faisait à de telles expériences vécues et réciproquement. Nous engageant dans une circularité d’influences mutuelles sans fin, jusqu’à souvent plonger dans des zones ambiguës où la distinction entre verbal et non-verbal n’est en définitive plus pertinente.

En prenant appui sur des explorations sensorielles, nous sollicitons un domaine de compétence privilégié des danseurs post-modernes que nous sommes, ayant affiné nos modes de perception et travaillé la plasticité de la relation perception/action. Ce qui définit à la fois un écueil possible et un enjeu. L’écueil serait de se complaire narcissiquement dans l’observation toujours plus fine et mieux articulée de phénomènes qui en définitive n’intéressent que ceux se livrant au même type d’exploration. Symétriquement, l’enjeu qui se propose est de pouvoir utiliser toute notre minutieuse compétence corporelle, sensitive et réflexive, pour explorer la dimension vaste et partagée des territoires dont nous faisons partie. Comment faire émerger à travers nos chemins singuliers une (des) pensée(s) spécifique(s) qui s’offrent à l’appropriation d’autres personnes, d’autres groupes?

En studio, j’ai parfois évoqué l’exemple de Proust, pour son incroyable aptitude à utiliser la plus scrupuleuse des descriptions factuelles pour élaborer des formulations à la fois singulières, en prise avec leur contexte d’émergence, et avec une portée large et profonde sur des questions concernant potentiellement tout un chacun (désir, mémoire, passage du temps, création, peur, amour…)

Pour terminer je voudrai mettre en exergue une autre circularité qui met au défi le binarisme d’un autre couple de notions que j’ai cité: intériorité et collectivité. L’ensemble de ces expérimentations ont en commun d’explorer la notion de collectif sous un angle particulier : la recherche s’intéresse surtout aux « propriétés émergentes » du collectif. C’est-à-dire à ce qui n’existe que du fait de l’ensemble, et qui n’est pas présent en tant que tel dans ses parties lorsqu’elles sont isolées les unes des autres.

Comment mettre en jeu les différences de chacun pour qu’un commun émerge ? Comment participer à ce commun qui n’est jamais tel que celui que je désirais voir apparaître ? Comment, pourtant, en reconnaître le potentiel spécifique et travailler à son développement le plus ample et le plus riche possible ?

Dans la pratique : chacun est invité à déployer le potentiel des situations auquel il contribue, mais sans décider vers où en diriger l’évolution. Ce qui veut dire que, idéalement, personne en particulier ne choisit pour le groupe, c’est l’auto-organisation du système qui détermine ce que devient la composition.

Un tel processus demande de trouver en soi-même une multiplicité d’élans hétérogènes, pour pouvoir s’engager dans une grande diversité de directions. Du fait même de cette approche, la recherche s’intéresse au paradoxe qui consiste à ce que l’individu apparaisse plus distinct et singulier lorsqu’il ne s’identifie pas à ce qu’il produit, et que son attention va au développement de la situation d’ensemble.

Plus nous travaillons et plus nous observons l’échange dynamique qui lie intériorité et collectivité et rend leur distinction poreuse et questionnable.

Julien Bruneau

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